De Julie Maroh à “La vie d’Adèle”, récit d’une adaptation
A l'origine, bien avant la Palme d'Or, bien avant la sélection au Festival de Cannes, bien avant le tournage, le choix même des actrices Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos, il y avait une oeuvre.
Plus spécifiquement une bande dessinée. C’est Le Bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh, qui a enclenché et servi de trame au long-métrage acclamé d’Abdellatif Kechiche.
Comment appréhende-t-on le succès d’une oeuvre adaptée de son propre travail ? Quelle est la frontière entre ses mots, ses illustrations et les images et dialogues d’un autre ? C’est la question à laquelle a répondu l’auteure sur son site internet au lendemain de l’annonce de la remise de la récompense suprême cannoise au film d’Abdellatif Kechiche.
Car, aucun doute, le long-métrage est une oeuvre à part, bien distincte de la bande dessinée. Le Bleu est une couleur chaude, c’est Julie Maroh, La vie d’Adèle, c’est Abdellatif Kechiche. Dès le début du processus d’adaptation, elle explique avoir laissé le réalisateur seul maître à bord, sans même s’y être immiscée une seule fois de ses propres directives.
Je lui ai stipulé dès le départ que je ne voulais pas prendre part au projet, que c’était son film à lui. […] Pour moi cette adaptation est une autre version / vision / réalité d’une même histoire. Aucune ne pourra annihiler l’autre. […] N’allez pas le voir en espérant y ressentir ce qui vous a traversés à la lecture du Bleu. Vous y reconnaîtrez des tonalités, mais vous y trouverez aussi autre chose.
Le réalisateur a modifié le nom du personnage principal, s’est emparé de la personnalité de ses héroïnes en les imprégnant de son univers, a décidé sur un tournage de cinq mois des scènes marquantes qui se devaient de composer le film, mais le résultat est, selon la protagoniste du neuvième art, fidèle à son album. D’autant plus qu’à partir du moment où il s’expose au cadre de la lecture par d’autres, tout ouvrage entame un processus d’appropriation individuelle, et ça, Julie Maroh l’a bien compris.
J’ai battu des paupières en constatant que les deux-tiers suivaient clairement le cheminement du scénario du livre, je pouvais même en reconnaître le choix des plans, des décors, etc. […] Etant l’auteure du Bleu j’y retrouve toujours beaucoup du livre. C’est le cœur battant que j’en reconnais tout mon Nord natal tel que j’avais tenté de le retranscrire en images, enfin « réel ». […] Je vous laisse imaginer tout ce que j’ai pu ressentir en voyant défiler les plans, scènes, dialogues, jusqu’aux physiques des acteurs et actrices, similaires à la bande dessinée. […] Je ne vois pas le film comme une trahison. La notion de trahison dans le cadre de l’adaptation d’une œuvre est à revoir, selon moi. Car j’ai perdu le contrôle sur mon livre dès l’instant où je l’ai donné à lire. C’est un objet destiné à être manipulé, ressenti, interprété.
Ainsi, malgré les divergences inhérentes à la construction d’une réalisation empreinte de la sensibilité de son auteur, Julie Maroh estime l’essence de son oeuvre conservée. Pour preuve, elle évoque aussi l’émotion qui la saisit aujourd’hui face au parcours traversé, ce “processus trop immense et intense pour être décrit correctement”, ayant pour point de départ “une ridicule histoire l’été de mes 19 ans” et comme aboutissement le prix public Fnac au Festival d’Angoulême 2011, et surtout, cette Palme d’Or.
Une Palme d’Or qui aurait dû lui revenir aussi un peu, elle sans qui La vie d’Adèle n’aurait pas pu avoir vu le jour, elle qui a été éclipsée de toutes les photos officielles, qui n’a même pas reçu un mot de remerciement sur la scène du Palais des Festivals, en ce dimanche 26 mai 2013, jour du triomphe. Elle qui est le premier auteur d’une “bande dessinée ayant inspiré un film Palme d’Or.” Alors fidèle à sa pudeur et à son élégance, Julie Maroh a tenu à remercier ses fans (lire son article), ceux qui expriment à tue-tête leur amertume face à une telle conclusion, ceux qui ne comprennent l’attitude ingrate d’un réalisateur souhaitant attirer toutes les fleurs à lui. Sans rancune aucune.
Je tiens à remercier tous ceux qui se sont montrés étonnés, choqués, écœurés que Kechiche n’ait pas eu un mot pour moi à la réception de cette Palme. Je ne doute pas qu’il avait de bonnes raisons de ne pas le faire, tout comme il en avait certainement de ne pas me rendre visible sur le tapis rouge à Cannes alors que j’avais traversé la France pour me joindre à eux, de ne pas me recevoir – même une heure – sur le tournage du film, de n’avoir délégué personne pour me tenir informée du déroulement de la prod’ entre juin 2012 et avril 2013, ou pour n’avoir jamais répondu à mes messages depuis 2011. Mais à ceux qui ont vivement réagi, je tiens à dire que je n’en garde pas d’amertume. Il ne l’a pas déclaré devant les caméras, mais le soir de la projection officielle de Cannes il y avait quelques témoins pour l’entendre me dire « Merci, c’est toi le point de départ » en me serrant la main très fort.
Julie Maroh n’a peut-être pas reçu publiquement les honneurs qu’elle méritait, mais un jour plus tard, sa bande dessinée se classait quatrième des ventes sur Amazon. Malgré l’ingratitude, le succès.